L'artiste y abandonne le "Je" et l'exploration de l'âme et des relations amoureuses, pour se concentrer sur une série de polaroïds inspirés, souvent férocement critiques de cette société américaine des pavillons de banlieue agrémentés de leurs carrés de pelouse où sifflent les sprinklers tout au long de l'été, et où s'éteignent des "housewifes" languissantes devant leurs postes de télévision "sans couleurs et sans contrastes", abandonnées chaque matin par leurs "commuters" de maris qui rejoignent leurs bureaux du "Downtown" urbain (conglomérats de gratte-ciels regroupant des centres d’affaire dans les cités américaines), à bord de voitures achetées à crédit sur l’asphalte d'autoroutes congestionnées... ou encore endormis à bord de trains de banlieue climatisés (on est pas loin ici des Mad Men des années 2010, esquissés par Joni Mitchell avec simplement près de quarante ans d'avance…).
Musicalement, The Hissing of Summer Lawns est une splendeur, qui va concentrer toutes les volontés et toute la liberté de ton constitutifs de la "marque de fabrique" de la Canadienne. Rock et liberté sexuelle avec In France They Kiss on Main Street, Jazz sans complexe avec Harry's House - Centerpiece, "World Music" déconcertante avec les tambours du Burundi dans The Jungle Line, texture symphonique aussi somptueuse que maîtrisée avec Shades of Scarlett Conquering, Gospel vertigineux avec Shadows & Light. La sauce qui lie ces ingrédients étant le talent exponentiel de la dame, qui explose à chaque mot et à chaque note de musique. Un arrosage automatique sur des pelouses inondées d'un soleil d'été éblouissant, aussi éblouissant que l'est ici le génie de Mitchell. Rétrospectivement, la réaction de rejet de la critique et des "fans" de la première
heure, réaction à l'époque massive et sans appel, suscite aujourd'hui l'incompréhension et l’embarras… Exemples : New York Times (1975) / Triton Times – UC San Diego (1976) / Creem Magazine (1976) / Rolling Stone 1975). Et ce à de rares exceptions près, qui tout de même existent et attestent de la capacité de certains critiques professionnels (ou pas) à déceler l’étincelle du génie dans une œuvre... > Dallas Morning News (1975) / Philadelphia Gay News (1976) / The Observer (1975).
Mais les choses ne vont pas s'arrêter là. Un certain nombre de critiques déjà décontenancés par la sortie de ce Sifflement Des Pelouses d'Eté, fera la fine bouche devant son successeur l'album Hejira (Rolling Stone Magazine - 1977), album qui tient du "Road Movie" acoustique, et dont certains fans de Mitchell et quelques spécialistes de la Presse musicale ne surent d'évidence trop quoi penser… Heureusement là encore certains se montreront plus positifs et inspirés (Tangerine, Utica College - 1977 / Rolling Stone Magazine - 1976).
Peut-être la disparition des mélodies parfois plus engageantes des premiers albums est-elle la cause de cette désaffection et de ce manque d'enthousiasme… Paru en 1976, l’austère et monocorde (en apparence seulement) Hejira est pourtant sans conteste "le" chef-d'œuvre absolu de Joni Mitchell, pour moi un des plus beaux disques jamais parus -si ce n'est pas le plus accompli et le plus beau tout court. Une œuvre d'une richesse et d'une densité jamais atteintes ailleurs par qui que ce soit d’autre dans le paysage des auteurs-compositeurs, toutes générations confondues. Une évidence qui s'impose après seulement quelques écoutes, suscitant un effet proche de l’hypnose.