On pense ici à l'impitoyable Otis & Marlena dans Don Juan's Reckless Daughter, 1977).

Cette lucidité s'allie à une véritable curiosité artistique et un tempérament d'exploratrice des ethnies sonores, où la figure du jazzman noir (qui prend ici l'envergure romantique et mystique d'un gourou initiateur possédant les clefs du Dixieland), alliée à l'expressionnisme et la sensualité de la musique noire, semblent fasciner la blonde Canadienne. La liberté tant artistique que sexuelle revendiquée par Mitchell va merveilleusement se combiner avec cette lucidité farouche, toutes deux aboutissant à des rencontres artistiques majeures, certaines purement basées sur une communauté de pensée et d'objectifs (Miles Davis, qui forcément figure au plus haut du panthéon de la musicienne) ou avérées (le bassiste Charles Mingus avec qui, à la demande de cette légende du Jazz, Mitchell collaborera). Ou encore Herbie Hancock, pilier éminent de la scène Jazz. Ce cocktail de lucidité et d'indépendance d’esprit et de corps favorisera aussi, parfois, des rencontres où art et amour commencent définitivement par la même lettre. Comme avec notamment Don Alias, homme noir et excellent percussionniste qui accompagnera la musicienne en studio comme à la ville.

Quoi d'étonnant dès lors si Joni Mitchell, avec ce délicieux esprit de provocation qui caractérise la plupart de ses faits et gestes artistiques, va apparaître grimée en homme de couleur sur la pochette de Don Juan's Reckless Daughter ? Un clin d'œil inspiré par la rencontre, à la veille de Hallowen sur Hollywood Boulevard à Los Angeles, avec un noir esquissant une parade d'amour autour d'elle en trois pas de danse (diddy bop kind of step, confiera Mitchell lorsque

elle commentera la scène, faisant ici allusion à la démarche chaloupée du type qui roule des mécaniques et cherche à frimer), accompagnés de quelques sifflements d'admiration et de remarques telle que "Hey !.. Lookin' good, sistah, lookin' good !!" ("Hé, pas mal la meuf, pas mal !!"). Cet épisode ensoleillé fera se ruer Joni Mitchell sur des vêtements d'homme et du maquillage brou de noix, et la verra apparaître à la soirée d'Halloween sous les traits et l'attirail du beau parleur croisé sous le soleil californien, une soirée au cours de laquelle aucun de ses proches ne la reconnaîtra, ce qui la fera beaucoup rire -et ce qui était l'objectif recherché!

Mais les nuages cacheront vite le soleil : au cours des années qui suivirent, de hauts et éclairés esprits issus de milieux universitaires ou parfois journalistiques d’outre-atlantique, s’investirent dans une croisade purificatrice en tombant à bras raccourcis sur la musicienne, lui faisant un absurde procès d’intention où se mêleront les plus rances et absurdes accusations de racisme, d’anti-féminisme et autres sexismes –et surtout, le péché originel de s’être adonné sciemment et spécifiquement à l’odieuse parodie du "BlackFace". Et donc ce faisant, d’avoir insulté "l’ensemble de la Communauté afro-américaine" avec son personnage de "Art Nouveau".

Même ici en Europe en 2015, lors du "Court & Spark Symposium" à Lincoln au Royaume Uni, consacré à Joni Mitchell et auquel je participais, je fus abasourdi (et embarrassé pour eux) d’entendre certains "scholars" américains du colloque, une fois montés sur scène et s’adressant à l’auditoire, reprendre ce procès en sorcellerie de la musicienne pour sa pratique "délibérée" et "inacceptable" du Black Face!…