Heciya se devait d’être une peinture-itinéraire à travers les albums de Joni Mitchell. Il m’était impossible de tous les évoquer ; et de toute façon, je ne souhaitais pas dresser une sorte de catalogue comptable des marqueurs de ces albums. J’ai donc simplement choisi quelques-uns de leurs symboles-clefs, parmi les plus parlants - et surtout, issus des disques de Joni Mitchell parmi mes préférés, évidemment.
À travers ce portrait, je souhaitais exprimer comme une sorte d’hommage émanant de l’Art de la peinture à la peintre Joni Mitchell. J'ai en conséquence orné l'étole que porte l'artiste canadienne dans Heciya d’un semis de fleurs éclatantes de couleur, évoquant celles peintes par Giorgia O'Keefe, qui déclarait : "Je peins parce que la couleur est signifiante". Pourquoi cette dernière ? Parce qu'en 1977, la peintre et musicienne du Saskatchewan avait rendu visite à la peintre du désert du Nouveau-Mexique (dont l'auteure de Hejira fit par la suite un portrait), dans un élan de communion et de partage où les deux femmes avaient pu échanger leurs visions respectives sur l’art et la peinture. Et j’ai bien entendu semé sur cette étole quelques iris de Van Gogh, car faire une peinture à propos de Joni Mitchell sans évoquer Van Gogh était inconcevable.
Hejira fut la route qui entraînait Joni Mitchell dans une "fuite honorable et digne", loin de ses amours broyés par les accidents de sa vie d’alors. La route de ma peinture, elle, devait être celle du parcours accompli mais aussi de ce qui vient : l’après. Et cet après (qui est maintenant notre aujourd’hui) devait montrer l’antithèse de ce paysage blanc et figé. Il devait revêtir les couleurs de la victoire contre l'adversité, scintiller comme une rivière d’espoir, aux antipodes de la glace d’un lac endormi ; il devait évoquer la flamboyance de Joni Mitchell d'aujourd'hui. Ayant cherché son titre en étudiant la langue Lakota, en quête d’une parenté phonétique sinon de sens avec Hejira, j’ai fini par choisir le terme Heciya — "HéTshi Yah" — "Direction" (de ceci, vers cela). Avec en tête l'Œuvre comme sentinelle du parcours, et le voyage d’une vie en toile de fond, j’ai ainsi pu nommer cette route, qui vient de quelque part et qui va en direction d'un ailleurs encore inexploré. Le choix du Lakota est l’une des raisons pour lesquelles apparaît dans Heciya la couverture indienne que Joni Mitchell portait sur la pochette de son album Chalk Mark In A Rainstorm.
Un jalon en ce qui me concerne puisque cet album fut celui que la musicienne enregistrait au Royaume-Uni lors de notre deuxième rencontre près de Bath en 1987 -rencontre magnifique, comme la première à Paris en 1983 l’avait été. Mais si j’ai retenu cette couverture indienne, c’est aussi en sa qualité de symbole de l’engagement total et inconditionnel de Joni Mitchell vis à vis de la cause des Indiens d’Amérique du Nord, et en particulier de celle des Lakotas (engagement immortalisé par la composition Lakota, qui m’avait inspiré une gravure en 1988-1989). Ces habitants d’un continent à qui les nouveaux conquérants venus de l’Est firent comprendre par le feu des armes et le sang versé qu’ils n’avaient plus rien à y faire. Ces natifs des plaines, des mesas et des montagnes d’Amérique, propriétaires légitimes de ces terres, que leurs nouveaux maîtres parquèrent dans des réserves, contraignant les spoliés à renier leurs dieux et révoquant leurs croyances, brisant ainsi le lien ancestral qu’ils entretenaient avec Mère Nature.
But when the church got through
They traded their beads for bottles
Smashed on Railway Avenue
And they cut off their braids
And lost some link with nature.
Mais lorsque l'Église imposa sa loi
Ils troquèrent leurs perles contre des bouteilles
Qu’ils fracassaient sur Railway Avenue
Et ils coupèrent leurs tresses
Et perdirent leur lien d’avec la nature.
Lien perdu à jamais au profit des gratte-ciels, des shopping malls, des puits de pétrole, des autoroutes, des parkings de béton et des grands taxis jaunes. Avec en résultat notre époque de cauchemar, bouleversée par les dérèglements de la Terre, là sous nos yeux, partout. Chronique tragique d'un désastre annoncé, écrite chaque jour avec l’encre amère de la dévastation sur une page jadis aux couleurs du paradis terrestre, mais désormais déchirée et souillée, brandie par la Nature outragée qui nous présente une addition que nous sommes incapable d’honorer. Comme Joni Mitchell, nous aurions dû un peu plus écouter les chants des Lakotas.